mercredi 30 septembre 2015

"Il y a" de Guillaume APOLLINAIRE

« Il y a »

poème de Guillaume Apollinaire,
extrait du recueil «Calligramme »,
publié en 1918.

Texte à travailler en lien avec l'album "Il y a", illustré par Laurent CORVAISIER

ll y a un vaisseau qui a emporté ma bien-aimée
ll y a dans le ciel six saucisses et la nuit venant on dirait des asticots dont naîtraient les étoiles
ll y a un sous-marin ennemi qui en voulait à mon amour
ll y a mille petits sapins brisés par les éclats d'obus autour de moi
ll y a un fantassin qui passe aveuglé par les gaz asphyxiants
ll y a que nous avons tout haché dans les boyaux de Nietzsche de Goethe et de Cologne
ll y a que je languis après une lettre qui tarde
ll y a dans mon porte-cartes plusieurs photos de mon amour
ll y a des prisonniers qui passent la mine inquiète
ll y a une batterie dont les servants s'agitent autour des pièces
ll y a le vaguemestre qui arrive au trot par le chemin de l'Arbre isolé
ll y a dit-on un espion qui rode par ici invisible comme l'horizon dont il s 'est indignement revêtu et avec quoi il se confond
ll y a dressé comme un lys le buste de mon amour
ll y a un capitaine qui attend avec anxiété les communications de la T.S.F. sur l'Atlantique
ll y a à minuit des soldats qui scient des planches pour les cercueils
ll y a des femmes qui demandent du maïs à grands cris devant un Christ sanglant à Mexico
ll y a le Gulf Stream qui est si tiède et si bienfaisant
ll y a un cimetière plein de croix à 5 kilomètres
ll y a des croix partout de-ci de-là
ll y a des figues de Barbarie sur ces cactus en Algérie
ll y a les longues mains souples de mon amour
ll y a un encrier que j'avais fait dans une fusée de 15 centimètres et qu'on n'a pas laissé partir
ll y a ma selle exposée à la pluie
ll y a les fleuves qui ne remontent pas leur cours
ll y a l'amour qui m'entraîne avec douceur
ll y avait un prisonnier boche qui portait sa mitrailleuse sur son dos
ll y a des hommes dans le monde qui n'ont jamais été à la guerre
ll y a des Hindous qui regardent avec étonnement les campagnes occidentales
lls pensent avec mélancolie à ceux dont ils se demandent s'ils les reverront
Car on a poussé très loin durant cette guerre l'art de l'invisibilité